- Kdix
Les vaches ont-elles des cornes ?
Dernière mise à jour : 20 nov. 2018
Les sujets les plus brûlants se cachent parfois sous des apparences anodines. Les Suisses sont appelés à voter dimanche 25 novembre sur l'initiative "vaches à corne". Les vaches n'auraient-elles pas de cornes, qu'il faudrait soudain aller voter pour leur en donner ? Il semblerait bien que oui.
Outre le fait qu'il existe des races de vaches sans cornes, le citadin moyen ignore que dans la plupart des élevages bovins, les veaux sont écornés trois semaines après la naissance. Quoi, les vaches n'auraient-elles donc plus de cornes ? Allez fair un tour à la campagne et vous comprendrez vite. Mais alors pourquoi aller voter ?
La démocratie suisse est ainsi faite que des citoyens peuvent se saisir d'un sujet et le porter au vote des parlementaires et du peuple. Le parcours d'un texte comme celui-ci est une excellente illustration de la solidité des institutions suisses.
Armin Capaul est éleveur de vaches dans le Jura bernois. En 2010, il envoie un premier courrier au ministère de l'agriculture suisse, réclamant pour tous les éleveurs de la confédération une compensation financière de un franc par jour pour chaque vache non écornée. Pourquoi une compensation financière ? Parce que les vaches non écornées demandent plus de place et de soin dans les étables.
Il convainc en 2012 deux élus, l'un au conseil national (l'équivalent suisse de l'assemblée nationale en France) et l'autre au conseil des Etats (sénat), de relayer sa cause. Il lance une pétition, récolte 15'000 signatures, et part aves ses vaches la remettre au gouvernement à Berne, sous le regard curieux des touristes japonais. En 2014, il réunit un comité d'initiative, dépose officiellement son projet, et récolte le minimum nécessaire de 100'00 signatures en dix-huit mois.
Mais faire aboutir une initiative n'est pas si simple. Le processus est long et nécessite autant de patience que la traversée du lac de Genève un jour de pétole. L'initiative passe devant le conseil fédéral (le gouvernement) pour avis, puis devant le conseil national (assemblée nationale) qui donne aussi son avis. Pas moins de trois ans sont nécessaires. Qui a dit qu'il y avait le feu au lac ? L'aboutissement des efforts de M. Capaul est le vote populaire de ce dimanche.
Alors, les vaches vont-elles recouvrer leurs cornes ? L'initiative d'Armin Capaul veut laisser le choix aux éleveurs, avec compensation financière à la clé pour agrandir les étables. Faut-il adapter les étables aux vaches, ou au contraire adapter les vaches aux exigences d'une agriculture moderne et efficace ? L'écornage, douloureux, est fait sous anesthésie. Qu'en est-il du bien-être animal, des risques d'infection, des conséquences possibles sur d'éventuels maux de tête bovins ? Qui défendrait les vaches s'il n'y avait pas des éleveurs têtus et opiniâtres comme M. Capaul ?
Mais faut-il modifier la constitution pour traiter un tel sujet ? Les contrôles et la paperasserie administrative qui en découleront seront une charge pour les éleveurs et pour l'administration. En outre, l'argent investi dans des étables plus grandes ne sera-t-il pas prélevé au final sur d'autres budgets ?
L'initiative, qui paraît anodine, prend une résonance particulière dans le contexte actuel de sensibilité au bien-être animal. Elle touche aussi à d'autres sujets de société. C'est probablement le principal mérite du système suisse de démocratie directe. Les sujets, par exemple, de bio-éthique se trouvent abordés non pas sous l'angle idéologique du bien et du mal, du beau ou du vrai, mais sous l'aspect éminemment pratique des conditions d'élevage des vaches, veaux et autres chèvres. Toutes les facettes du problème sont sur la place publique. Dans d'autres pays, les manifestants pro-condition animale se feraient tatouer au fer rouge ou brûleraient des abattoirs. Rien de tel en Suisse - est-ce vraiment une coïncidence ?
Quel que soit le résultat du vote, les vaches pourraient bien voir leurs cornes disparaître pour de bon. La sélection des élevages qui se pratique depuis des millénaires continue : les taureaux reproducteurs portant le gène sans cornes voient leur cote flamber. D'autres méthodes consistent à remplacer le gène "avec cornes" par le gène "sans cornes" par les techniques nées de l'exploration du génome telles TALEN et CRISPR-Cas9.
Alors, faut-il voter pour ou contre les cornes ? Qui pourrait prétendre détenir LA solution à la question posée ? Tout le mérite d'une telle initiative est dans le débat qu'elle suscite et les questions qu'elle pose à chaque citoyen que nous sommes.